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Enjeux stratégiques du contrôle de l’innovation immatérielle et logicielle

Posté le mardi 27 avril 2004 par François PELLEGRINI

Introduction

La récente bataille au Parlement Européen au sujet de la brevetabilité logicielle est un épiphénomène d’un conflit de plus grande ampleur, dont les enjeux économiques et stratégiques sont considérables, car ils se situent, au delà même des rivalités industrielles, au niveau de la perpétuation des cultures et de leur accès au savoir.

Afin de rester d’une longueur raisonnable, cette note ne traite que des aspects stratégiques pour Europe de la privatisation des biens informationnels, et encore n’en aborde que certains. Elle a pour but de montrer en quoi il est important de suivre les recommandations du Parlement Européen en matière de (non-)brevetabilité logicielle, et surtout en quoi il est vital que ce mouvement soit poursuivi dans le cadre d’une réflexion stratégique cohérente et soutenue dans la durée.

Le lecteur intéressé par une description générale du sujet de la brevetabilité logicielle est invité à se reporter à [1] et, pour les arguments purement économiques justifiant le refus de la brevetabilité logicielle, à [2].

Les brevets logiciels, une aberration économique

Tout d’abord, comme l’ont montré de nombreuses études économiques menées sur le terrain [3,4], un système d’incitation à l’innovation ne peut être efficace que s’il encourage effectivement la production de produits finis bénéficiant aux citoyens et donc à la société dans son ensemble. En revanche, la monopolisation des concepts amont défavorise la production de tels biens, car il est alors plus rentable pour un acteur économique ayant breveté un concept d’obtenir des royalties vis-à-vis des entités prenant le risque commercial de réaliser les produits finis, plutôt que de concevoir lui-même de tels produits et de risquer de se trouver en butte aux attaques de la part de ses semblables. Ainsi, plus la portée du brevet est large et étendue dans le temps, et plus on encourage les comportements de prédation, l’absence de prise de risque, au détriment de l’innovation. Dans le cas du logiciel, la durée minimale de 20 ans, qui serait imposée par les accords TRIPS si l’on considérait le logiciel comme brevetable, représente plus de 10 fois la durée de vie commerciale moyenne d’un logiciel, ce qui n’a économiquement aucun sens, car cela bloque les développements ultérieurs d’autres innovateurs, qui doivent, pour pénétrer le marché, acquitter des royalties sur des idées de base dont le coût de développement, si tant est qu’il y en ait eu un, a déjà été maintes fois remboursé.

Au mieux les grands acteurs passent-ils entre eux des accords d’échanges de portefeuilles de brevets, ce qui leur permet de se croire dans un monde sans brevets, mais ceci a plusieurs effets pervers. D’abord, quel intérêt économique y a-t-il pour ces entreprises, donc pour leur clients et par extenion pour la société dans son ensemble, à financer le dépôt de brevets servant à contrer l’existence d’autres brevets, alors que l’absence de brevets reviendrait exactement au même ? Ensuite, à l’issue de tels échanges, les seules entités ayant à supporter le coût des licences sont les petites et moyennes entreprises innovantes, qui ne peuvent ainsi accéder aux marchés qui rentabiliseraient leurs investissements. Le système fonctionne donc exactement à l’opposé de comment il le devrait, pénalisant les PME, qui représentent plus de 70 % des emplois et de la richesse produite dans le secteur en Europe.

Il est donc peu surprenant que les pro-brevets soient majoritairement la communauté des conseils en « propriété intellectuelle » et des offices de brevets, qui prospèrent avec l’augmentation du nombre de brevets déposés et du contentieux généré, ainsi que les services brevets de quelques grandes entreprises, qui en retirent un pouvoir accru au sein de ces entreprises, alors même que les directions techniques y sont opposées (mais n’ont pas voix au chapitre, comme c’est le cas pour Alcatel, par exemple).

Les brevets logiciels, une menace stratégique pour l’Europe

L’argumentaire des quelques grandes entreprises qui lobbient pour la brevetabilité logicielle ne tient pas, et est dangereux à long terme pour les nations européennes.

Tout d’abord, remarquons que la majorité de ces entreprises ne produisent que marginalement du logiciel, même si celui-ci prend une part plus importante des fonctions logiques mises en œuvre au sein des dispositifs qu’ils produisent. Cependant, comme on l’a vu plus haut, c’est la capacité à réaliser des produits qu’il faut protéger, et non les fonctions logiques abstraites elles-mêmes. Ne parlons même pas du lobbying effectué par les entreprises des média (type Vivendi), qui ne sont que des utilisatrices de logiciel, et ne cherchent qu’à monopoliser les outils de visionnage de leurs contenus.

Ensuite, ces entreprises justifient du besoin de breveter les logiciels par la nécessité de contrôler l’innovation amont, tout en délocalisant la production effective des biens matériels vers des pays émergents comme la Chine ou l’Inde. Rappelons à ce propos la déclaration de Serge Tchuruk d’Alcatel, souhaitant que cette dernière soit une « entreprise sans usines ». Ce comportement est irréaliste et suicidaire, car :

  • il conduit à réduire de façon significative le nombre d’emplois européens, transformant ces « grandes » entreprises prétendument européennes en sociétés financières employant des ouvriers des pays émergents pour fournir les consommateurs européens en produits dont les bénéfices des ventes iront majoritairement à des actionnaires non-européens. Le solde des mouvements de capitaux créés est ainsi négatif pour la zone Europe ;
  • imaginer que des pays comme la Chine et l’Inde resteront les exécutants dociles de bureaux d’étude et de recherche européens, sous prétexte que ceux-ci détiendraient les brevets sur les technologies mises en oeuvre, est irréaliste. Vu les efforts d’éducation entrepris par l’Inde et la Chine, et le très faible coût de leur main d’œuvre ouvrière, mais aussi scientifique, il est plus économique pour ces pays de redévelopper leur propre technologie que de payer au prix fort les licences de tels brevets. L’intérêt de ces pays est, à l’heure actuelle, en profitant du savoir accumulé du fait des délocalisations des sites de production, de redévelopper à bas coût leurs propres technologies, et de les breveter à leur tour. Ces brevets leur garantiront le monopole sur leurs propres marchés nationaux, de plusieurs milliards de consommateurs au total, et non encore saturés, à la différence des marchés européen et nord-américain. Ces marchés ne pourront pas être pénétrés par les entreprises occidentales car celles-ci, pour pénétrer ces marchés et pour cela accéder aux brevets « locaux » protégeant les technologies locales, devront consentir à l’échange de leurs portefeuilles de brevets, qui ne leur seront donc plus d’aucune utilité, et auront toujours à amortir le coût d’une recherche et développement plus coûteuse. L’exemple du développement de la technologie EDV est éclairant sur ce point [5,6]. L’étape suivante sera donc que ces grandes entreprises, qui n’auront plus d’« européennes » que leur siège social, délocalisent elles aussi leurs laboratoires de recherche et développement, contribuant à l’apauvrissement scientifique de l’Europe. Il est donc dangereux de leur faire confiance et de relayer, au nom de l’Europe, leur demande de plus de « propriété intellectuelle », qui ne sert en fait que les intérêts privés immédiats de leurs actionnaires au détriment des intérêts à long terme de l’Europe.

Les mécanismes monopolistiques comme les brevets ne favorisent que les acteurs dominants [7].

D’ailleurs, les États-Unis n’ont pu émerger rapidement vis-à-vis de l’Europe, au début du vingtième siècle, qu’en violant allègrement nombre de brevets européens, comme en atteste la presse de l’époque... Au vu du déclin du financement de la recherche en France, et également en Europe, il n’est pas raisonnable de penser que l’Europe puisse prospérer dans un tel cadre, prise en étau entre la puissance industrielle encore supérieure mais déclinante des États-Unis, et la puissance croîssante des pays émergents comme la Chine et l’Inde. Rappelons pour mémoire que la troisième nation ayant accédé au vol spatial habité n’a pas été une nation européenne, mais la Chine.

Le seul moyen pour l’Europe de continuer à exister scientifiquement consiste à prôner l’ouverture et la collaboration, pour mutualiser les développements et, par ce faire, abaisser le coût global de sa recherche, lui permettant ainsi de ne pas avoir à la délocaliser. La période de progrès technique que nous connaissons est la continuité de près de quatre cents ans de libre diffusion de la connaissance, succédant aux habitudes de secret mathématique prévalant depuis l’antiquité et jusqu’avant la Renaîssance. Il est aberrant d’imaginer que certains puissent prôner un retour à la parcellisation de la connaissance en faisant passer cette régression historique pour un progrès.

Pour conclure, on ne peut que s’interroger sur le bénéfice pour l’Europe à adopter une législation prétendument censée la favoriser vis-à-vis des États-Unis et du Japon, alors que justement ces mêmes États-Unis font pression sur certains eurodéputés (majoritairement des conservateurs Anglais, les vieux réflexes ayant la vie dure) pour qu’ils la votent [8]. Seraient-ils masochistes à ce point ?

Actions à mener

Il est essentiel que le gouvernement français soutienne sans réserves la position adoptée par le Parlement Européen sur la non brevetabilité de l’immatériel [9] (idées, méthodes éducatives et commerciales, logiciels), qui constitue une position équilibrée, qui sera de plus bénéfique pour l’Europe sur les plans économique et stratégique.

Cette position consiste à rappeler que le logiciel ne peut en aucun cas être brevetable, et que, dans le cas de dispositifs hybrides faisant intervenir du matériel et du logiciel, ces dispositifs sont brevetables à la seule condition que la partie matérielle constitue une invention au sens de la loi des brevets. Cette doctrine est simple et efficace en ce que :

  • elle trace une délimitation claire entre ce qui est brevetable et ce qui ne l’est pas, à l’inverse de toutes les contorsions intellectuelles avancées par les offices des brevets pour créer une distinction entre logiciels « techniques » et « non-techniques », qui conduit en pratique à autoriser le brevetage de tous les logiciels, ainsi que des méthodes intellectuelles, commerciales, ou même des jeux ;
  • elle est consistante avec les accords ADPIC (TRIPS), en ce que, le logiciel n’étant pas considéré comme un domaine technique, celui-ci ne rentre pas dans le cadre de l’article ;27. En revanche, considérer que certains logiciels seraient laquo ; techniques » et donc brevetables obligerait, au sens de TRIPS, à ce que tous les logiciels le soient.

Références

[01]
http://www.abul.org/brevets/articles/tsuba_note.php3
[02]
http://www.abul.org/brevets/articles/parlement_20030924.php3
[03]
http://www.ftc.gov/os/2003/10/innovationrpt.pdf
[04]
http://www.researchoninnovation.org/swpat.pdf
[05]
http://www.china.org.cn/english/scitech/78549.htm
[06]
http://www.china.org.cn/english/scitech/80346.htm
[07]
http://www.theworld.com/obi/Bill.Gates/Challenges.and.Strategy, voir le paragraphe intitulé « PATENTS »
[08]
http://swpat.ffii.org/papers/eubsa-swpat0202/ustr0309/
[09]
http://swpat.ffii.org/papers/europarl0309/index.en.html

P.-S.

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