Association Bordelaise des Utilisateurs de Logiciels libres
Pseudo Manifeste
Le contexte :
Pour la réalisation d’un T-shirt spécifique à l’ABUL, l’association a fait appel aux bonnes volontés, comme il est normal. Or, il se trouve que je disposais d’un dessin Sketch élaboré à temps perdu un an plus tôt.
Celui-ci n’eut plus l’heur de plaire à un membre de l’association, qui l’exprima clairement, comme il est du droit fondamental de chacun. Ledit membre, sans doute parce qu’il ne dessine pas lui-même (hypothèse), se mit en quête d’un graphiste professionnel de ses amis pour soumettre une contre-proposition. "Ah, ah" me dis-je en espagnol, "c’est sûr, ce mec travaille sous Mac ou Windows avec de l’Adobe". Lorsque le nouveau dessin fut posté, rien ne fut plus facile que de vérifier ce que je subodorais : c’était du Photoshop ! Evidemment !
Les qualités esthétiques de l’oeuvre n’étaient pas en cause, mais l’éthique : oui. Où serait la crédibilité des logiciels libres si l’on devait recourir à Illustrator, Photoshop, Freehand... pour dire tout l’avantage qu’il y a à utiliser les produits libres ? Certains clament la supériorité du libre, qu’ils le prouvent en l’utilisant. Ne pas se conformer à cette règle est une crapulerie, ce que je fis savoir sur le site de l’ABUL. S’ensuivit un incendiaire et un très long troll.
On me demanda alors de m’exprimer sur le sujet (ce que je venais pourtant de faire, en déclenchant les hostilités).
La réponse :
Salut,
J’ai pris le temps de la réflexion avant de répondre parce que n’étant pas du cénacle, je ne pouvais que donner un sentiment d’observateur externe, donc pas spécialement autorisé.
Et puis il m’est apparu qu’un graphiste, qu’il soit indépendant ou qu’il oeuvre au sein d’un studio, n’était pas plus autorisé que moi parce que, partie prenante, il manquerait du minimum d’objectivité. Il tenterait de convaincre. Il s’accrocherait à ses convictions, et l’on sait combien le trop plein de certitudes rend aveugle.
Ainsi, un studio graphique devrait être un chaudron d’imagination, où la tambouille créative serait allégement touillée. Il n’en est rien. Au vu de la production actuelle, on peut l’affirmer sans difficulté de langage. En effet, on parle des images comme d’une ligne vestimentaire, ou d’un rythme musical : c’est tendance, ou c’est ringard. Tout est dit alors. Une seule alternative : ou on s’en tient à une mode et l’on est sauvé, ou on s’en écarte et l’on est exécuté. Qu’en est-il de la créativité, dès lors ? De l’imagination ? De l’audace ?
La tendance du jour (telle que je peux la décoder dans les revues spécialisées : Pixel, Computer Arts, Studio Multimedia et consort) est à l’image embrouillée, complexe, illisible, pleine de graffitis et de typographies estompées, sombre, sans joie, dans le style mural de nos banlieues (autrefois on aurait dit : de pissotières). Cette image ne dit rien ouvertement, son auteur n’ayant sans doute rien à dire d’original : elle se contente d’éveiller une impression.
Mais n’est pas impressionniste qui veut...
N’importe quel couillon qui sait utiliser un logiciel de retouches disposant des calques et de leur mode de mélange est capable de produire une image semblable. C’est d’ailleurs pour cela qu’elles foisonnent. Les filtres nombreux, les effets spéciaux et les calques mis à disposition de tous, et c’est tant mieux, créent en chacun l’illusion qu’il a du talent. Epoque de faux semblants, d’apparences trompeuses, d’esbrouffe à tout va... Le paraître, qui l’emporte sur l’être. Où sont les Cassandre, Villemot, Savignac, Colin, Kow, Ham, voire même Folon... qui présentaient des affiches épurées, nettes, colorées, inventives, drôles parfois mais tellement éloquentes ? Alors qu’aujourd’hui, on mélange des calques, on applique des effets, on embrouille, on barbouille, on dissout ... J’imagine sans mal les réactions que susciterait sur la liste de l’association un projet à la manière de Folon, tout en formes simplifiées, dans des tons aquarelles, plein de poésie.
Et comme l’on manque d’imagination dans le procédé, on en manque aussi dans les moyens : on estime indispensable d’oeuvrer (le terme convient-il ?) avec Photoshop. S’il n’est de bon bec que de Paris, il n’est de bon graphiste qu’avec Photoshop, disent... qui ? les graphistes, bien sûr !
Ineptie.
Presque tout ce que fait Photoshop, Gimp le fait. Et si Gimp n’y parvient pas de la même manière, il y arrivera autrement... En usant d’imagination.
Evidemment, il faut en disposer d’un minimum.
On nous dira que l’absence du mode CMJN dans Gimp, toujours le même argument, l’invalide définitivement.
Soyons clair : le CMJN n’a d’intérêt que pour le document imprimé, et la majorité des images sont destinées à un affichage sur moniteur, qu’il s’agisse de page Web, de galeries d’artistes ou d’informations journalistiques. Donc d’images en mode RVB, mode dans lequel Gimp tient manisfestement bien sa place. Au regard de ceci, il est raisonnable de retenir Gimp comme outil professionnel dans ce domaine particulier, version Windows ou Linux.
Insistons sur le CMJN prétendument absent sous Linux. On ne l’y trouve pas ? Mais si, bien sûr ! Dans Corel Photo Paint, le seul outil graphique véritablement professionnel dont notre OS dispose. Mais les graphistes Windows ou Mac n’en n’ont jamais voulu sur leur systéme, minéralisés qu’ils sont sur Photshop. Alors utiliser PhotoPaint sous Linux, pensez donc, c’est la quatrième dimension !
Quant au vectoriel, les mêmes graphistes n’envisagent pas d’autres possibilités qu’Illustrator d’Adobe, bien que Corel Draw, Canvas, Freehand... en fassent autant, avec chacun leurs spécificités. Et je ne parle d’outils plus légers et cependant remarquables tels que ZonerDraw, Xarax ou l’incomparable Real Draw de Mediachance (qui tourne parfaitement sous Linux à travers Wine, comme beaucoup d’autres produits de cette société d’ailleurs).
Non : il n’y a qu’Illustrator. Disent-ils.
Obstinés... ou obtus ?
Linux propose Sketch, Sodipodi et OpenDraw/StarDraw.
Sodipodi, avec sa désagréable interface à la Gimp, malgré ses qualités nombreuses, ne convaincra pas un graphiste Windows du fait, justement, de son interface trop éloignée de ce qu’il connaît et dont il ne peut se détacher. Vous vous rendez compte : il lui faudrait sinon abandonner ses automatismes, acquérir d’autres gestes, des façons différentes de procéder ! Il n’a pas le temps d’apprendre. Il produit. Conformément à la tendance du jour, évidemment. Consommable. Superficiel. Zapping, surbooké : pas de temps à perdre ! Alors qu’il y a tout à gagner.
StarDraw fait presque tout et il le fait bien. Il dispose de fonctionnalités dont Illustrator n’a bénéficié que depuis sa version 9, bien après Artstream (encore inégalé, bien que son développement soit interrompu depuis deux ans), et bien après StarDraw. Lequel dispose entre autres sophistacations de : transparence proportionnelle, dégradés
de transparence sur remplissage, dégradés de couleurs paramétrables, extrusion de bitmap, fonctions 3D, OpenGL temps réel....Mais personne ne dessine avec StarDraw/OpenDraw, même sous Linux, ce qui est dommage. C’est même du gâchis.
Alors un graphiste Windows ou Mac, hein ?
Reste Sketch, mon préféré.
Peut-il remplacer Illustrator ? Impossible de répondre par oui ou par non. Tout dépend de ce que l’on veut faire avec Illustrator, qui est potentiellement bien supérieur à Sketch. Mais pour la majorité des cas, je répondrai : oui. Sketch peut faire énormément. Il peut notamment converser avec Illustrator, puisqu’il exporte et importe en AI, EPS et SVG, et il peut récupérer du clipart venu d’ailleurs, puisqu’il lit aussi du WMF, CGM, CMX.
Cependant, ne nous voilons pas la face. Il y a un gros et presqu’unique handicap : Sketch ne gère pas la transparence. Oui, mais jusqu’à sa version 8 Illustrator non plus, ce qui n’empêchait pas les graphistes de ne jurer que par lui. Il ne connaît pas non plus les ombres portées, l’estompage de celles-ci, le tracé calligraphique... C’est vrai. Mais on parvient à tout malgré cela. Il suffit encore une fois de faire travailler ses neurones pour surmonter l’obstacle. D’avoir de l’imagination. On en revient toujours au même point.
Je viens de finir, juste pour le plaisir, 3 illustrations du type pseudo technique et réaliste. Si l’on me donne un espace, je peux les exposer. Voir sur le site
Histoire de montrer ce que l’on obtient avec Sketch, et que beaucoup de graphistes de ma connaissance, même avec Illustrator, n’auraient sans doute pas entrepris.
Les images devraient parler sans qu’il y à rajouter quoi que ce soit.
Pour abréger, je ne m’étendrai pas sur la 3D. Les sites Moonlignt, Blender ou Ayam sont convaincants par eux-mêmes.
En conclusion, je dirais qu’il n’y a pas grand chose des travaux *courants* effectués sous Windows, ou Mac, que l’on ne puisse réaliser sous Linux avec ses propres outils.
Encore faut-il se décontaminer des mauvais réflexes acquis dès son entrée dans une école d’arts graphiques. Secouer sa paresse intellectuelle. Ouvrir des yeux curieux. Vibrer à la nouveauté. Entretenir sa soif d’apprendre. Exulter face à un obstacle parce qu’on fait le pari de le franchir. Et se souvenir, toujours, que ce n’est pas l’outil qui fait l’artiste, mais l’artiste qui transcende l’outil.
On est loin du sujet. De ce monolithisme qui est au graphiste ce qu’Alzheimer est au vieillard : une dégénérescence.
C’est l’avis d’un non graphiste, donc sujet à caution.
Réflexions supplémentaires :
– Comment considérer une oeuvre traitant du libre et réalisée avec Corel Photo Paint, logiciel propriétaire et gratuit, sous Corel Linux, distribution basée sur Debian, qui est libre de chez libre ?
– Comment considérer la même oeuvre, réalisée avec des outils libres sous un OS libre, mais peaufinée avec un outil Windows non libre, à travers Wine, outil libre ?
Va-t’on privilégier le pragmatisme ou la règle ? Le bons sens ou l’intransigeance ? Le cas par cas ou la rigueur pour tous ? L’homme ou le sabbat ?
En oubliant que le sabbat est fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat...
Présentations :
On m’a reproché -gentiment- d’avoir écrit que je n’étais pas du cénacle, parce que non graphiste. Pourtant c’est une réalité. Bien des gens ont le bon goût de croire, ou de me faire croire, que je suis un graphiste professionnel. C’est flatteur.
Mais c’est faux.
Autodidacte, amateur et bénévole, sont mes seuls titres en la matière. Je n’en ai pas honte.
André Pascual Octobre 2003.